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Patrimoine

Chronique toponymique : rue Gabriel-Dumont

13 mars 2019

Texte de Mathieu Villeneuve

Cette chronique mensuelle rend hommage aux histoires cachées derrière les noms de lieux à Québec. Chaque mois, un auteur émergent soutenu par Première Ovation s’inspire du patrimoine pour créer de courtes œuvres où le réel croise l’imaginaire. Ce mois-ci, rencontrez Gabriel Dumont, figure historique qui a donné son nom à une rue de l’arrondissement Sainte-Foy-Sillery-Cap-Rouge.

Rue Gabriel-Dumont

Gabriel Dumont, chef de guerre métis

Djis-leu kli boun Dju, ça lis a chouisis pour éte son peupe… Djis-leu ça. Fout pas kil oublient : lis Mitchifs, ci l’nouvou peupe di Dju!
- Rhéal Cenerini, Li Rivinant, Saint-Boniface

2018.

Gabriel Dumont, chef de chasse et de chef de guerre, j’ai beaucoup lu à ton sujet, mais je ne sais toujours pas comment prononcer ton nom : Dumont ou Djumont?

La majorité des Canadiens ignorent aujourd’hui la richesse des plaines que tu as connues jadis : collines giboyeuses, rivières sinueuses aux vallées escarpées, salières où s’arrêtent les bêtes, marécages et lacs disséminés sur le territoire, prairies ondoyantes d’herbes et de fleurs ancestrales dont les noms se sont perdus avec l’agriculture industrielle, le cantonnement à l’anglaise, les endiguements et les canalisations.

Le sang de tes frères coule encore dans les vallées de l’Ouest, jusque dans les nappes phréatiques dont les veines s’emplissent d’engrais chimiques, d’essence à moteur et de sables bitumineux. Le lac Manitoba et le lac Winnipeg, peu profonds, ces résidus des grandes mers glaciaires, là où vit le Manitou, sont visibles de l’espace : non à cause de leur grandeur, mais à cause de leur taux de pollution. Qu’est devenu ton pays? Qu’est-il arrivé à ta nation métisse? Qu’est-il advenu de tes ancêtres sarcis?

1884.

C’est à une autre époque que tu vis, au cœur de la nouvelle nation, comme la nomme Louis Riel. Tu mènes une existence paisible, sur les rives de la Saskatchewan, dans une maison bien entretenue. Ta famille et tes voisins cultivent la terre et chassent les troupeaux de bisons de moins en moins nombreux. Tu opères ton traversier sur la piste Carlton, près de Batoche, et tu gères aussi le magasin que tu as bâti sur le rivage. À juste droit, tu crois posséder ces terres. Tes ancêtres français, voyageurs de la Compagnie du Nord-Ouest, y sont arrivés il y a près de cent ans; quant à tes aïeules amérindiennes, cries ou sarcies, elles descendaient des grandes familles qui avaient survécu pendant des millénaires aux froids impitoyables des hivers sans fin, aux chaleurs insupportables des étés sans ombre et aux invitations de ceux qui chuchotent au loin, dans les bois de conifères.

Gabriel Dumont. University of Manitoba Archives & Special Collections, Kenneth Hayes Collection (North-West Rebellion), PC 255 (A1998-015)

Tu as déjà tué des hommes – probablement dès ton premier combat, à 14 ans. Tu parles le mitchif, le français, l’anglais et plusieurs langues amérindiennes. Depuis que tu sais monter à cheval, tu connais le territoire de chasse de ton clan qui s’étend de la rivière Saskatchewan au Montana.

Tu ne t’y connais guère en politique des gens de l’Est. Pourtant, tu pressens à quel point ton peuple est menacé. Les derniers troupeaux de bisons sont décimés, les colons anglophones arrivent de plus en plus nombreux, les Amérindiens sont mis dans les premières réserves…

Au sud, la guerre de Sécession s’est terminée. Les Américains, plus ou moins réconciliés, pris dans les tensions raciales et la criminalité, cherchent à accomplir leur destinée manifeste de conquête de tout le continent. À l’est, quatre colonies britanniques se sont unies pour former le Canada « confédéré ». À l’ouest, la Colombie-Britannique, isolée par les Rocheuses, est divisée sur la question de rejoindre ou non le Canada : il devra y avoir un chemin de fer. John A. Macdonald, réélu quelques années plus tôt, en fait le point central de son mandat.

Un chemin de fer signifie de nouveaux travaux d’arpentage des Prairies – encore plus à l’ouest que la nouvelle province du Manitoba. Dans le territoire des Métis et des Indiens.

1885.

Gabriel Dumont, tu seras fait chef de guerre de l’armée métisse. Tu infligeras plusieurs défaites aux troupes dix fois plus nombreuses, récemment formées, de la Gendarmerie royale canadienne. Tu verras deux de tes frères mourir au combat. Tu perdras ton ami Louis Riel, chef spirituel de l’Exovidat, qui finira sur l’échafaud à Régina. Dix grands guerriers cris seront pendus aussi, tous en même temps; voilà comment on règle les questions militaires au Canada. Tu devras vivre en exil pendant plusieurs années aux États-Unis, en attendant le pardon des autorités. Tu feras même partie du Wild West Show de Buffalo Bill, héros d’un western de foire.

Tu feras bien d’autres choses aussi. Tu prononceras des conférences en Nouvelle-Angleterre et au Québec. Tu discuteras de liberté, de l’étendue des plaines, du vent qui souffle sans obstacle. Un jour, tu seras même gracié pour tes fautes. Tu recevras des titres de propriété pour ton auberge et ta maison quelques années avant de rejoindre tes frères d’armes tués au combat.

2018.

Est-ce que tu avais imaginé tout ça, Gabriel?
Probablement pas. Moi non plus, d’ailleurs. Qui aurait pu envisager une vie pareille?
Tu n’es pas mort sur le champ de bataille.
Tu n’es pas mort sur l’échafaud.
Tu n’es jamais mort, Gabriel Dumont.

Québec ville de littérature UNESCO

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